Agra, découverte d'une ville en Inde

De retour à Agra, je me fais déposer au Fort Rouge. Au bord de la rivière Yamuna, l’immense forteresse de grès est recouverte de blocs lisses comme des écailles de reptile. A l’intérieur, on a la surprise de découvrir un enchaînement de somptueux palais de grès rouges ou de marbre blanc, avec des courettes, des passages, des balcons, des jardins. Des fenêtres on aperçoit le Taj Mahal, à trois kilomètres peut-être, joliment entouré par les arbres et la rivière. On ne visite pas une partie du fort car elle est « sous occupation militaire », dit le panneau. La plupart des visiteurs sont indiens. Un jeune couple insiste pour me prendre en photo avec eux. J’ai pris un peu trop de soleil aujourd’hui, je me repose à l’ombre et profite du lieu.

Sorti du Fort, je suis un peu perdu. Pour l’instant, j’ai été conduit d’un endroit à un autre. Comme j’aime m’orienter, je voudrais maintenant faire ma route moi-même. Sur un plan, Agra n’est pas une ville très intimidante. Des avenues, la gare, que son nom de « Agra Cantonment » fait supposer délicieusement britannique. On repère le Fort Rouge, le Taj Mahal et entre les deux un immense parc où l’on se promet de fraîches promenades. Hélas, au ras du sol, ce beau schéma se brouille. Sur place, rien n’est indiqué et surtout, l’avenue sur laquelle vous êtes, celle qui sur le plan est si nette, eh bien vous ne la voyez pas. Vous ne voyez que deux mètres devant vous, deux mètres de trottoir défoncé et boueux, jusqu’au prochain étal de fruits, la prochaine carriole, la friture ambulante ou l’amas de touk-touks (le pousse-pousse à moteur – propulsé au gaz naturel – vert et jaune s’appelle touk-touk). Au-delà, mystère. N’essayez pas de tendre le cou pour voir un peu plus loin, vous vous mettriez sur la trajectoire d’un véhicule fou. Quittez l’avenue et là, c’est le brouillard complet. Tout n’est que courettes, méandres et impasses. Des allées larges comme un couloir, où les bicyclettes ne se croisent qu’en manœuvrant, l’égout à ciel ouvert de part et d’autre. Dans les cours, des sommiers en corde, presque rien d’autre. Des hommes en maillot de corps, des enfants en grappes, des femmes chargées de ballots vous regardent passer. Et ce sont apparemment des quartiers normaux, pas riches bien sûr mais pas non plus misérables. Partout le regard est saturé (curieusement, l’ouïe pas trop dès que l’on s’éloigne des klaxons). Echoppes, marchands ambulants, triporteurs poussifs bourrés jusqu’à éclater et crachant leur fumée comme des calamars leur encre, par bouffées, chaque fois qu’ils accélèrent. Tas d’ordures broutés par les animaux (parfois on a installé des containers, ils font de commodes mangeoires). Paradoxalement, peu de déchets, enfin de ceux que l’on voit en Europe. C’est que tout est récupéré. Il ne traîne pas un vieux journal ni une bouteille vide. Ces tas d’ordures dans les rues ne sont faits que de lambeaux de résidus infimes mêlés à la poussière, surmontés des dernières épluchures que l’on a jetées pour les vaches ou de rares bouses fraîches (je suppose qu’elles sont vite ramassées elles aussi).

Mais de ravissants étals de primeurs : pommes, oranges (vertes), grenades, ananas, papayes et des sortes de poires rondes, vertes ou jaunes à la délicieuse odeur acidulée ; tomates, aubergines de toutes les sortes, poivrons, gingembre, gombos, longues courgettes vert clair, des cornichons grumeleux et effilés et de mignons choux fleurs ivoire, en petits bouquets enserrés de feuilles, une mariée s’en ornerait. Superposées sur la scène comme des décalcomanies, de somptueuses publicités, souvent peintes à la main, vous rappellent que la vie moderne est à votre portée. Pour qu’elle soit plus accessible encore, on vous la fait au détail : cigarettes à l’unité, papier toilette en rouleaux minuscules, produits d’entretien miniatures. Même les petits sachets de graines qui rafraîchissent l’haleine après les repas s’achètent un par un. Je me demande si le forfait de téléphone portable (pubs partout) est facturé jour par jour ou s’il faut payer une semaine d’un coup.

Sorti du Fort, je marche un peu au hasard, visant la gare d’Agra Fort, au-delà de laquelle doit se trouver la grande mosquée. Devant le Fort, des vendeurs me montrent de mignons jeux d’échecs miniatures. 20 roupies, puis 10 et rapidement 5 (en euros, cela fait 8 centimes !). Je suppose que les jeux ne sont pas disponibles sur place mais qu’il faut aller les chercher à la boutique de babioles, où l’on essaiera de me vendre de force les hideux taj mahals en marbre qui sont l’achat obligé à Agra. Je longe le fort. Sur un terrain vague, un éléphant (mon premier !) mange de la poussière. Je contourne le fort et arrive en effet à la gare. Je la traverse complètement par la passerelle surélevée. Des macaques jouent sur les voies et les quais de la partie arrière. De l’autre côté de la gare, c’est un quartier de bazars, vibrant d’activité. La grande mosquée, Jamaa Masjid, est un lieu dont la circonférence est partout et le centre nulle part. On voit de partout les grands bulbes de ses toits, mais aucune entrée. Je dois faire une fois et demie le tour avant de la découvrir, c’est un escalier étroit entre les boutiques. Un vieillard me soutire quelques roupies pour les bonnes œuvres et les gamins me regardent dessiner un clocheton moghol. Il fait moins chaud déjà et la lumière prend les teintes du soir.

Je pense à me diriger vers mon hôtel, qui se trouve dans le quartier du Taj Mahal. Je rebrousse chemin et contourne le Fort dans l’autre sens. Il n’y a pas beaucoup de circulation sur cette avenue et un vieillard qui pédale sur son vélo-taxi me hèle. Visiblement, il cherche un client mais il le fait avec calme et humour. Il m’explique tous les monuments à visiter à Agra, et aussi qu’il en sait d’autre méconnus. Finalement il sort de sa poche un petit carnet usé, rempli des recommandations des touristes qu’il a accompagnés, dans toutes les langues ! J’ai encore envie de marcher et je ne monte pas mais nous nous souhaitons bonne chance. Plus loin, je m’aperçois que le riant parc qui mène vers le Taj Mahal est en réalité bien peu engageant, et ensuite que la distance est longue. Ayant rejoint un groupe de Jaipur en visite, eux aussi à pied, nous cheminons jusqu’à l’entrée ouest du Taj Mahal. Eux vont visiter, je me réserve pour demain matin. A partir de là, je me perds à peu près complètement. Le vague croquis qui me sert de plan me sauve in extremis. J’ai perdu presque une demi-heure mais je peux dire que j’ai vu l’envers du décor, labyrinthe de ruelles et avenues poussiéreuses. Vu sur le trottoir : un vieillard accroupi, à la peau très noire et aux longs cheveux blancs encadrant le sommet dégarni de son crâne, la barbe et les sourcils blancs et touffus, se livre à une occupation apparemment d’ordre mécanique.

J’ai choisi l’hôtel Sheela parce qu’il est à un jet de pierre de l’entrée est du Taj Mahal. Il a un petit jardin calme, ce qui, après ma journée, est un grand luxe. La chambre est un cube sans fenêtre, peu importe. L’air conditionné se révèlera excellent contre les moustiques. La nuit tombe tôt, après un rapide tour du quartier du Taj, rempli de gargotes et d’affreuses boutiques de souvenirs, je dîne de riz aux légumes en écrivant mes notes de la journée. Je sors ensuite faire un dernier tour. J’avais l’idée de contourner le Taj Mahal pour l’observer par l'arrière depuis la berge de la rivière. Sur la photo aérienne, cela semblait faisable. Je fais demi-tour rapidement : l’ambiance est sinistre est de toute façon le Taj est dans le noir.

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