Palais et misères de Fatehpur Sikri

Arrivé à la gare d’Agra (en trois heures au lieu de deux), je repère le stand des «pre-paid taxis». Dans sa guérite, un garde en uniforme attribue nonchalamment les voitures. Evidemment, il lui faut remplir un bon en deux exemplaires, signés et tamponnés. La cohue n’est pas parmi les clients mais parmi les chauffeurs agglutinés qui vocifèrent pour obtenir des passagers. Je pars visiter Fatehpur Sikri, une capitale royale abandonnée, à 40 km d’Agra. Le chauffeur de la Suzuki est un petit musulman avec trois poils de barbiche et une calotte blanche. Il est flanqué par un noble vieillard sikh à la barbe grise touffue et au turban bleu, qui se donne un air officiel. C’est lui qui se charge de faire la conversation (ainsi que cent propositions que je refuserai toutes : s’arrêter pour manger, pour boire, louer un guide, une carriole, visiter un bazar, etc.) Il m’explique qu’il y a à Agra une tradition de tolérance et de bonne entente entre religions. Je le crois sur parole. Mais ailleurs dans le nord de l’Inde, la tension demeure avec régulièrement des attentats mortels ; il y en aura une série de 5 à Delhi une semaine plus tard.

Il faut d’abord sortir du chaos qu’est cette ville de 2 millions d’habitants. (Après coup, j’ai l’impression qu’en Inde elles sont toutes comme ça !) Je me laisse conduire dans ces faubourgs encombrés, complètement désorienté et submergé. La circulation accapare l’attention. Sous les caquètements des klaxons, les piétons s’écartent devant les vélos, les vélos devant les charrettes, elles-mêmes proies pour les motos et les touk-touks, que chassent les voitures. Le sommet de cette chaîne alimentaire et occupé non pas par la Mercedes, comme au Maghreb, mais par le camion Tata, pachyderme des routes, massif et inflexible, généralement orange ou bleu, orné de svastikas et d’autres symboles pieux.

En une heure, nous arrivons à Fatehpur Sikri. Il est 10h30 et au soleil il fait très chaud. Le site est sur une colline dominant le village. Les voitures n’y accèdent plus mais se garent un kilomètre avant. J’utiliserai les jambes que le seigneur m’a données, pour la désolation des meneurs de chevaux et de dromadaires (et aussi pour leur stupeur : qu’un riche veuille marcher paraît inexplicable). Je veux marcher, soit, mais pourquoi marcher seul ? Sans interruption, des passants s’offrent pour guider ma promenade. Ma route est le défilé des faux guides (cette expression m’avait toujours paru curieuse : comment peut-on être un faux guide ? maintenant je sais), mais aussi des enfants élèves à l’école coranique (vrais ou faux, eux aussi, allez savoir, mais j’ai testé, ils ne lisent pas un mot d’arabe), des enfants sculpteurs d’éléphants, impatients de me montrer leur travail, des enfants collectionneurs de monnaies étrangères et des vieillards qui m’attendent depuis l’aube pour me signaler un détail curieux de l’architecture. Fidèle à ma promesse de rester détendu et agréable, je dois quand même faire mon petit apprentissage. Que répondre à un enfant souriant qui demande si vous allez bien ? A vous de voir, mais si vous répondez quelque chose, vous êtes pris dans un engrenage. Au début, on se prend à jouer. On veut être gentil, on participe. Surtout voyageant seul, on recherche l’échange. Mais il ne vient jamais. Ce n’est pas vous qu’on salue, c’est votre porte monnaie (« Hello, dollar ! » me dit même un gamin). Après deux ou trois bobards (je suis le fils d’un maître de sculpture, je vais en Espagne le mois prochain pour une exposition, etc.) on arrive au vrai message : donne moi une pièce, ou : viens à la boutique. La technique est toujours celle du pied dans la porte : obtenir un oui, une réponse ou une obéissance pour enclencher la mécanique. « Where are you from ? », « How are you ? », « Enlevez vos chaussures », « Non, par ici d’abord ». Peu importe la réponse. L’enfant à qui je réponds : « Devine » quand il me demande mon pays d’origine, enchaîne sans pause : « Oh ! Très bon pays ! Moi je suis élève à l’école coranique, je vais te montrer la mosquée, etc. »

D’abord, un peu pris au dépourvu, et curieux de la compagnie, on essaie de lier connaissance. Mais vous avez affaire à des professionnels, au discours plat. D’ailleurs ils n’ont pas de temps à perdre, d’autres clients attendent, ils vont droit au but. Alors on tente l’esquive. « Je veux visiter par moi-même » est une très mauvaise réponse. La réplique est toute prête : « Justement ! le site est plein de faux guides et de vendeurs qui vont se jeter sur toi. Avec moi, tu seras tranquille ! » Chaque importun serait donc l’assurance contre ses congénères – scandaleux chantage. La ruse, alors, fonctionnerait-elle ? S’asseoir, sortir mon bloc à dessin et commencer à dessiner. Aucun gêneur n’attend 10 minutes une improbable piécette, ou s’il se prend au jeu et reste pour regarder, il ne demande plus rien. J’ai aussi expérimenté le sourire désolé : « Oh non, c’est samedi. Le samedi, je n’achète pas ». Ici, un interdit religieux de plus ne choque pas mais provoque quand même sa petite surprise…

Mais la meilleure des réponses est hélas l’indifférence, et envers les plus insistants, « Please leave me alone » a fonctionné à chaque fois. Les « Welcome, Sir » et les « First time in India ? » deviennent un simple bruit de fond. Ne regrettez rien. Si vous voulez faire connaissance avec des Indiens, parlez à votre voisin de train ou de bus, ou aux nombreux touristes indiens qui visitent les sites. Ils sont bavards, curieux et chaleureux. Quel fou-rire avec ce groupe venu de Jaipur pour visiter le Taj Mahal (un peu perdus eux aussi dans Agra !), bien qu’entre leur anglais et mon hindi nous n’ayons pas 40 mots en commun. Petite consolation, dès qu’ils ont l’air un peu aisé, ils sont eux aussi assaillis par les attrape-touristes.

Bien sûr, impossible d’en vouloir personnellement à ces parasites. Leur insistance, pour agaçante (et culpabilisante) qu’elle soit, n’est que le reflet de leur professionnalisme. Quand on trait une vache, on la trait jusqu’au bout. Et leur jeu est totalement loyal. A aucun moment je n’ai ressenti de menace physique ni verbale, pas même un mot de dépit ou un regard de colère. Je crains que si violence il y a, ce ne soient eux les victimes. Etant donné la pauvreté de l’Inde (la moitié de la population vit avec 1 euro par jour ou moins, 15 roupies, donc), le tourisme est un tel afflux d’argent qu’on imagine les organisateurs et les protecteurs en arrière plan.

Avant d’arriver aux anciens palais, se dresse la grande mosquée de Fatehpur Sikri, avec ses remparts et son immense cour, le tout en grès d’un riche rouge sombre. Les demi-coupoles du portail et du mihrab ne sont pas arrondies mais sont modelées en facettes triangulaires ou en écharde, agencées en éventails et liserées de blanc sur le rouge de la pierre. Comme à Agra et à Delhi, l’entrée est libre à tous en dehors des prières. A l’intérieur voisinent des fidèles, des visiteurs et beaucoup d’enfants. L’architecture combine un plan carré tout simple avec la riche ornementation moghole, piliers sculptés, dômes, clochetons, et la figure décorative majeure, le téton.



Dans la cour, un pavillon de marbre blanc abrite le mausolée d’un saint homme.
Des corbeilles à pain en plastique ajouré sont prêtées à l’entrée pour se couvrir la tête. Le pourtour de la galerie qui entoure la tombe est percé de magnifiques claires-voies ciselées dans le marbre, avec des entrelacs géométriques chaque fois différents.

Après la beauté ample et formelle de la mosquée, les palais moghols recèlent une ambiance de villégiature. Est-ce à cause de l’empilement labyrinthique des différents pavillons, des pelouses et des arbres ? Des gardiens nonchalants, qui sont postés là où les courants d’air apportent un peu de fraîcheur? En tout cas, ce qui fut une cour puissante conserve sa beauté. La couleur de la pierre et les avant-toits en dalles lisses de grès donnent au site une agréable unité. Je suis ravi de ne pas avoir de guide, pour avoir la surprise des découvertes, et revenir trois fois sur mes pas. Je manque certes l’histoire des lignées qui ont bâti puis déserté ces lieux, mais aujourd’hui, je ne suis pas d’humeur à apprendre des dynasties.

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