Lundi 8 – Le Taj Mahal, enfin

Malgré le décalage horaire, je me lève tôt pour être au Taj Mahal dès l’ouverture, à six heures. Une poignée de touristes attendent déjà. Valse-hésitation car le garde m’empêche d’entrer avec mon téléphone. Plutôt que de faire la queue à la consigne, je retourne le déposer à l’hôtel. Manœuvre identique trois minutes plus tard avec mon dangereux bloc à dessin (!) On pénètre dans une première cour gazonnée, où convergent les trois portes ouest, sud et est qui donnent accès au monument. L’ensemble est élégant et parfaitement entretenu. Sur le côté nord, le pavillon d’entrée derrière lequel se cache le mausolée. On se presse vers le saint des saints. Quand il débouche dans l’encadrement du portail, on se prépare à faire semblant d’être surpris mais pas besoin, c’est vraiment une merveille. Emouvant de netteté dans l’air frais du matin, au bout du grand jardin, encadré de ses minarets. Il y a peu de monde encore. Quand on s’approche, l’imposante coupole s’efface peu à peu, tandis que s'allonge le portail, démesuré, encadré de versets du coran, de rinceaux et de fleurs en marqueterie de marbre. A l’intérieur du Taj Mahal, on entend la mer. Les murs de marbre et l’immense voûte amplifient tous les frôlements en un écho fantomatique. Quand il y a foule, ce doit être moins poétique. Au centre, à travers une résille de marbre, on voit les deux tombes royales. Partout la même délicate marqueterie de marbre et de pierres colorées. Je traîne une heure et demie pour voir le monument sous tous les angles. Le soleil émerge difficilement de la brume. De part et d’autre du mausolée, deux palais de pierre rouge l’encadrent avec une décoration entièrement assortie. C’est ensuite l’heure de ma chasse au trésor. Dans le jardin, un trésor de geocaching est caché. Cela paraît incroyable de « cacher » quoi que ce soit au Taj Mahal alors qu’y défile une foule permanente. L’indice est qu’il faut chercher l’arbre nº 338. Et après dix minutes à tourner dans la zone indiquée, oui ! il est bien là. Entre les racines de cet arbre, qui est une sorte de gros ficus longiligne, est cachée une petite boîte genre pellicule de photos. Dedans sont bourrés des papiers laissés par les différents visiteurs. Je m’inscris sur la liste et replace vite vite la petite boîte dans sa cachette. Un regret : la boîte est déjà bourrée, pas moyen de déposer le « travelbug » (objet voyageur que l’on peut suivre sur le web aller de cache en cache) que j’avais amené de Gijón pour lui faire voir du pays !

Un dernier coup d’œil et, gonflé pour la journée (je vais en avoir besoin), je rentre à l’hôtel déjeuner et prendre mon sac. J’ai la journée devant moi, il faut seulement que je sois à Delhi le soir. Je pense prendre un train vers 14h. Je décide d’aller d’abord visiter le tombeau d’Ittimad-ud-Daula, le grand-père de la reine du Taj Mahal. C’est de l’autre côte de la rivière, à une bonne distance. Au diable la sécurité, l’Inde vous rend fataliste, je vais donc prendre un touk-touk. Je marchande avec 4 ou 5 conducteurs avant d’en trouver un qui me conduise pour un prix (qui me semble) raisonnable et qui n’insiste pas pour me ramener ensuite dans le quartier touristique pour visiter les boutiques. Manque de chance, il veut prendre un raccourci et prendre par le pont Strachey, qui traverse la rivière au niveau du Fort. Cela raccourcit nettement mais le pont est uniquement dans l’autre sens. Un policier guette et dès que nous nous engageons, il fait signe d’arrêter. Le conducteur fait mine de ne pas comprendre mais le policier insiste. Il passe la tête par la porte, la bouche sanguinolente de bétel. Le compagnon du conducteur descend pour parlementer. Ils m’expliquent ensuite qu’il faut que je descende et prenne un autre touk-touk. Je refuse de comprendre. Nouvelle palabre et nous repartons, je suppose qu’il a fallu graisser la patte de l’agent. Le conducteur fait grise mine. Pendant ce temps, déboulent du pont dans l’autre sens un véritable flot de touk-touk, mais aussi des vélos, des camions et même un troupeau de moutons. Traverser ce flux est un jeu de réflexes et de culot. Pour celui qui est conduit, plus qu’effrayant, c’est hypnotisant. Sous le pont on voit les lavandières et puis des troupes de buffles qui se prélassent. Le pont franchi, nous sommes vite au tombeau. Le pourboire que je laisse au conducteur lui redonne des couleurs, j’avais tellement marchandé que je suis sûr qu’il ne s’y attendait pas.

Le tombeau d’Ittimad-ud-Daula a un charme tranquille. Il est visité par des Indiens, surtout des jeunes couples romantiques. On le surnomme « Baby Taj » et sa structure est la même que celle du Taj Mahal, un mausolée de marbre blanc flanqué de minarets, au milieu d’un jardin, avec de part et d’autre deux pavillons se faisant face, l’un étant je crois une mosquée. Contrairement à ce que l’on peut craindre, la visite après celle du Taj Mahal n’est pas complètement insipide. La comparaison révèle au contraire d’intéressantes différences. Auprès de ce mausolée lui aussi riche et subtil, le Taj Mahal frappe d’abord par ses proportions immenses. Ensuite par la rigoureuse unité entre toutes ses parties. Enfin par son style lui-même, qui est un exercice de perfection. Les fleurs peintes ou en marqueterie qui décorent le Baby Taj sont gracieuses, toutes différentes, dans des vases chatoyants, elles sourient sur la photo. Au Taj Mahal elles ne sont pas peintes, elles sont soit en marqueterie soit sculptées en bas-relief dans le marbre et ce sont des archétypes de plante, parfaites et hiératiques. Et si la voûte du Baby Taj est comme un baldaquin qui protège son hôte, sous la coupole du Taj Mahal, c’est le vide qui vous aspire. Quel bond architectural entre les deux monuments, pourtant construits à quelques années d’intervalle…

Sur la même rive de la rivière, on peut visiter d’autres sites. Je continue la promenade à pied, pour atteindre le jardin de « Chini Ka Rauza » (que je ne trouverai pas !) et le jardin de « Ram Bagh », qui conserve bien peu de chose de sa splendeur. Entre les deux, je parcours le quartier des pépinières. Le long de l’avenue, toujours la même profusion d’êtres et de choses, en un peu moins poussiéreux que le centre. Des enfants rentrent de l’école, les filles en jupe écossaise et les garçons sérieux avec leurs cravates et leurs pantalons trop grands. Des chariots munis de porte-voix, je suppose qu’on s’en sert pour les fêtes ou les mariages. Des installations électriques menaçantes. Encore des charrois défiant la raison. En Inde, tout véhicule est chargé jusqu’à l’épuisement de sa force motrice, quelle que soit celle-ci. Tout volume inutilisé est pour un Indien aussi insupportable qu’une machine arrêtée pour un ingénieur. Mais un kilo de plume pèse autant qu’un kilo de plomb. Aussi celui dont la vélo-carriole est bourrée de chips (je l’ai vu) n’est-il pas plus à son aise que celui qui déplace des bidons, du fer ou des pastèques. Evidemment, porter une charge lourde ou encombrante ne donne aucune priorité dans la hiérarchie des véhicules (au contraire). Toutes ces embarcations voguent donc au fil des rues vaille que vaille, ahanant dans les montées, livrant leur vie au destin dans les descentes.

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