Dimanche 7 – En voiture pour Agra

Se détendre et sourire... Au petit matin (il faut attraper le train de 6h15), mon plus gracieux sourire écarte le manager de l'hôtel, qui s’offrait pour m’arranger un taxi à 250 roupies (probablement 5 à 10 fois le prix raisonnable, après tout c’est bien à 4 minutes de marche). Les chauffeurs qui attendent déjà devant l’hôtel sont déçus, ils insistent mollement. Ça se corse ensuite, le long de cette rue mal éclairée, encombrée de gravats et de tas d’ordures. Un vieillard monte la garde sur un bout de trottoir quelconque, qui tout à l’heure sera peut-être une cantine. Des hommes dorment dans leur pousse-pousse ou affalés sur une charrette. Ceux qui marchent vous croisent en vous fixant. On veut faire bonne figure devant ces inconnus, ne sembler ni faible ni arrogant, alors qu’au fond on n’a aucune idée de ce qu’ils pensent, ni de quels gestes il faut faire ou pas, ni tout-à-fait si cette rue crasseuse mène dans la bonne direction. Arrivé sur l’avenue, la foule grossit un peu, on doit se rapprocher en effet de la gare. Sous le pont de la voie rapide, les trieurs de journaux assemblent les suppléments de l’édition du dimanche, à l’abri de la bruine qui par instants rafraîchit la nuit.

Et bientôt voici le parking de la gare, qu’on traverse en diagonale. Des enfants vendent des bouquets de bâtons de réglisse. A l’intérieur de la gare, une foule silencieuse est assise par terre devant de grands panneaux qui annoncent les trains de la veille. Des rabatteurs essaient de m’aiguiller vers les agences du premier étage, mais eux non plus n’ont pas l’air très réveillés. L’un deux m’indique que mon train sera sur le premier quai. Des familles y dorment, sur des couvertures de l’épaisseur d’une serviette en papier. Sur le mur sont punaisées les listes de composition du train. Ce sont de grands listings qui battent au vent comme des oriflammes blancs. Je vérifie, mon nom y est, en français et en hindi. Vers 6h le train s’avance. Comme la gare, il semble patiemment repeint de couches de peinture croûteuse. La voiture de 1e classe est défraichie mais correcte, avec ses fauteuils en velours pastel. Elle contient moitié d’Indiens et moitié de touristes étrangers, parfois en groupe organisé. Les employés, vêtus d’une tunique noire avec un turban et une ceinture orange, chargent les caisses du déjeuner. A l’heure, nous partons lentement. Entre les voies, les trois dômes en oignon, coiffés de croissants, d’un petit marabout musulman. Il y a des travaux. Des bataillons d’ouvriers en chemise orange attendent accroupis.

Le train traverse l’envers de l’interminable Delhi, hangars, cheminées d’usines, terrains vagues. De temps à autre une gare de banlieue où attend une foule tranquille. Des trains épuisés (halant 7 classes différentes de voitures, plus le wagon restaurant et les wagons de marchandises), çà et là des bobines d’acier cabossées, oubliées en tas. Peu à peu on gagne la campagne. Dans les champs, je reconnais du riz, du maïs et c’est tout. Exotisme total de l’Asie, comme à chaque fois. Pas un arbre, pas un oiseau (à part les universels pigeons) qui soient ceux de chez nous. Le long des voies s’égrènent des habitations misérables. Les plus pauvres ont une tente faite de bâches de plastique tendues sur des branches, souvent regroupées sous les ponts. La plupart ont des abris en brique, parfois badigeonnés en couleur lavande fanée. Devant, on cuit le déjeuner sur un minuscule foyer rond en métal. Le sol est fait d’une pâte de gravats, d’ordure et de plastique de couleur. Les choses semblent usées sous ce climat à l’humidité impitoyable, qui ravine, délave, moisit. En Inde, rien ne se patine, tout pèle. L’ensemble n’est sauvé de la laideur que par les publicités.

La campagne se réveille. Par centaines, hommes, femmes, enfants font leurs besoins par terre et leur toilette au bord d’une flaque d’eau noire ou verte. Les hommes le plus souvent s'habillent de chemises en coton à carreaux, de pantalons ou de pagnes qu’ils enroulent autour des jambes. Les femmes portent des saris de couleur : orange, turquoise, grenat ; les enfants rien ou presque. Les chiens dorment tellement fort qu’on jurerait qu’ils sont morts. Les buffles se vautrent dans les mares jusqu’aux oreilles comprises, ce sont les seules créatures qui ont l’air heureux. Même les vaches, les fameuses vaches, toutes sacrées qu’elles sont, semblent traîner leur carcasse. Certes, les meilleures épluchures sont pour elles, et tant qu’elles n’obstruent pas complètement une rue, on les laisse faire la sieste où elles veulent. Mais leur vie n’est pas enviable. J’ai vu des vaches (des vaches !) se battre dans la rue pour un déchet quelconque.

Dans le train, les hauts parleurs crachotent les rhapsodies gélatineuses d’un pianiste remplaçant. Les serveurs apportent le déjeuner : thé, toast, omelette aux patates et aux petits pois, biscuits, eau ferroviaire (« Rail Neer », dit la bouteille). Dans sa passion administrative, le publicitaire de la compagnie de restauration a imprimé sur le set de table le menu intégral, y compris le sel, le poivre et la ketchup. A croire que c’est un inventaire pour qu’on puisse bien vérifier que tout y est.
Les journaux titrent sur le honteux accord nucléaire conclu la veille à Vienne. Il ratifie la promesse faite par les Etats-Unis d’offrir à l’Inde l’accès à des technologies atomiques, bien que l’Inde n’adhère pas au traité de non-prolifération. La presse applaudit (« L’aube nucléaire », titre l’Hindustan Times), soutenant à la fois que c’est un droit évident du pays (« la fin de l’apartheid nucléaire ») et que ce fut en même temps un combat héroïque, l’Inde ayant dû vaincre tour à tour la Suisse, l’Autriche, la Hollande, quelques autres et bien sûr les fourbes Chinois. Il est intéressant de noter le pluralisme des journaux. Même sur un sujet aussi sensible, la position de l’opposition est largement rapportée (malheureusement c’est cette fois pour trouver que le gouvernement a fait trop de concessions…) L’autre nouvelle du jour est l’élection du nouveau président pakistanais. Dans la ligne des préjugés méprisants qui entourent ici tout ce qui touche au Pakistan, on insiste surtout sur sa réputation de corrompu et ses condamnations passées. Au passage, j’apprends qu’en hindi, Inde se dit Bharta. Voilà pourquoi tant de sigles commencent par B. J’apprends aussi qu’en Inde on ne compte pas en millions mais par unités de 100 000 (un lakh) ou de cent millions (un crore). « Des lakhs de personnes inondées dans la région de Bihar », « détournement de fonds de plusieurs crores », lit-on.

Peut-être influencé par Henri Michaux (Un barbare en Asie), je trouve en plus d'un endroit les traces d’une logique super-analytique. Impossible d’y échapper lorsqu’on réserve un billet de train par internet : le menu propose 65 tarifs réduits différents (y compris « équipe de polo », « artiste de cirque » ou « accompagnant de patient de thalassémie »). Dans le journal du dimanche, les petites annonces matrimoniales sont un autre cas. Elles sont classées par caste, par religion, par profession. Il y a même une rubrique « Autres ». Après Autres, ça continue! Il y a encore Handicapés, Étranger. Et puis ça s'arrête (39 catégories, quand même).

Et puis voici cet article sur les difficultés de l'industriel Tata pour implanter son usine de voiture bon marché (la « Nano » à 100 000 roupies, pardon un lakh, c’est-à-dire 1600 €). Les villageois, appuyés par des associations et des activistes, et sous l’œil bienveillant du gouvernement marxiste de l’Etat du Bengale Occidental, ne veulent pas être expropriés et résistent au programme de « réhabilitation » (comme on appelle joliment l'éviction des habitants). Récemment des émeutes ont eu lieu. Le chroniqueur d'Express India analyse sagement le problème. C'est simple: il n'y a que 7 possibilités, dont il décompose certaines en sous-hypothèses, apportant à chacune sa réponse logique. Ce qui est frappant, un peu comme l'écrit Henri Michaux, est qu'il donne l'impression d'avoir su à l'avance qu'il y avait 7 possibilités, pas 3 ni 8, comme si certains signes lui avaient permis de reconnaître à coup sûr un problème à 7 ramifications. Il lui suffit alors d'en esquisser l'analyse, tel un pédagogue qui ne nous laisserait, pour ainsi dire comme ultime étape du calcul, que la résolution pratique de la crise. (il faut croire que son article a été lu car aux dernières nouvelles le problème est réglé) (PS : en fait non, quelques semaines plus tard on apprend que Tata jette l’éponge et se replie sur l’Etat bien plus libéral du Gujarat).

Ma voisine trouve que j’ai une jolie écriture. Je lui demande de m’écrire quelque phrases en hindi. Elle s’appelle Jyoti et tient avec son frère une agence de voyages. Ils se spécialisent dans le tourisme haut de gamme : trekking dans l’Himalaya ou encore le « Palace on Wheels », sorte de train-croisière qui cabote de nuit entre les villes du Rajasthan. Elle est fière de ses deux filles qui étudient en Angleterre. J’écris quelques lignes pour son jeune fils qui, lui, apprend l’espagnol. « Il parle déjà bien anglais et connaît le sanscrit car, à la maison, nous lisons les livres sacrés ». Quelle merveille que la culture…

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