En train pour Delhi, le vrai train cette fois

Il est bientôt temps de se diriger vers la gare. Au carrefour de Ram Bagh, où se tient un marché hétéroclite, je monte dans un touk-touk moyennement chargé. Dans ce qui est à la base, rappelons-le, une mobylette entourée d'une carrosserie, nous sommes six assis plus le conducteur, plus un bébé, plus un passager qui se tient au montant. Evidemment, le mouton que l’on transporte aussi doit se contenter du coffre arrière. Nous démarrons dans la direction opposée à la gare. Dans un taxi collectif, je m’attends certes à un petit détour. Mais j'ai beau ne pas être trop pressé, au bout de dix minutes, je commence à m’inquiéter. Nous quittons manifestement la ville et nous retrouvons sur la grand route au milieu des camions. Et toujours aucun arrêt pour faire descendre des passagers. Cinq minutes encore et je demande confirmation : « Agra Cantonment Station ? » Regard inquiet du conducteur. Evidemment personne ne parle anglais. J’insiste. Le touk-touk s’arrête finalement pour réfléchir. Bilan : j’apprends d’un coup que la gare d’Agra se prononce « Agra Can », que si on dit « Cantonment Station », ils comprennent « Tundla Station », que Tundla est un village à 20 kilomètres et que, oui, on va à Tundla ! Problème, problème… Heureusement, ils ont compris mon problème et vont faire tout leur possible. Pour corser le tout, il s’est mis à pleuvoir. Un compagnon m’accompagne pour traverser l’autoroute (l’Inde rend fataliste, je vous dis) et se remettre dans le bon sens. Puis il arrête un touk-touk qui n’en avait manifestement pas trop envie, adieux rapides et total me revoilà en route vers Agra en compagnie d’une jeune femme indienne habillée d’un sari superbe, quand elle descend à l’entrée de la ville je m’aperçois qu’elle est enceinte. Dernier tour de manège dans les avenues d’Agra. J’arrive à la gare à temps.

Bien que la journée me paraisse déjà remplie, il n’est que deux heures. Le voyage pour Delhi va durer trois bonnes heures. Le train n’a pas de première classe, je voyage en « Sleeper ». C’est apparemment la classe normale des trains indiens. Des compartiments ouverts de huit places avec des couchettes qui se rabattent pour la nuit ou quand quelqu’un veut faire la sieste (à cette heure-ci, c’est moitié-moitié). Le train indien est à la hauteur de sa réputation. C’est un vrai village. Dans la rue principale vont défiler sans interruptions : les marchands d’eau, de beignets, de thé. Et une boisson que l’on vend dans des petits pots en terre, que l’on boit d’un trait et que l’on jette par la fenêtre. Par prudence je n’achète pas de nourriture ni de boisson dans la rue, c’est dommage… A chaque arrêt se précipitent en marche des marchands de friture avec leurs petits plateaux. Il y a aussi les marchands de joujoux : poupées à un sou, flûtiaux, colifichets. Et les mendiants de toute sorte : mendiants simples, culs de jatte, travestis, et mon favori, le montreur de billes. C’est un enfant qui promène un bocal en verre rempli de billes de couleur en gélatine (celles du fond sont déjà liquides). On peut les voir, les toucher, et lui glisser une piécette.

Mes voisins de compartiment sont un groupe d’étudiants qui viennent de Visakapatnam, un grand port industriel de l’Andrha Pradesh (je parie que vous ne le saviez pas). Ils sont dans le train depuis 36 heures et montent à Delhi commencer leur thèse. Le plus bavard, Karunakara, a une foule de diplômes. Il parle un anglais correct mais curieusement pas l’hindi : sa langue maternelle est le telugu, à Delhi il compte donc parler anglais. Son sujet de thèse est adapté : c’est l’étude de l’industrie informatique… en Andrha Pradesh. Nous discutons de tout. Il applique à la vie, la mort et la religion un esprit de logicien espiègle. Son ami est lui archéologue. Il est fier de me montrer les photos des fouilles auxquelles il a participé et qui ont dégagé un antique chariot rituel bouddhique, ainsi que les certificats de satisfaction qui attestent qu’en plus de son savoir et de son application, il fait preuve d’un abord agréable et d’une moralité sans faille. Je leur montre en retour mes cartes postales des Asturies. Ce qu’ils remarquent le plus est la vue de Gijón et du port de plaisance. Le trajet passe assez vite en fait. Peu avant l'arrivée ils se rendent à tour de rôle aux toilettes et reviennent comme des princes avec des chemises propres et les cheveux humides bien peignés.

A la gare de Delhi, tandis que les voyageurs se pressent pour descendre, des enfants de 9-10 ans se bousculent pour monter et être les premiers dans les compartiments. Ils escaladent les couchettes à toute allure pour récupérer les vieux journaux, les bouteilles vides… Sorti de la gare, je marche lentement le long de la file des taxis. Les conducteurs me hèlent, ce sont les enchères descendantes… Quand le prix ne baisse plus, en route ! Le train arrive à la gare de Nizamuddin, au sud de la ville. Pour aller à l’hôtel Shangri-La, nous passons devant plusieurs monuments moghols et parcourons les larges avenues de New Delhi. Nous faisons le tour de l’India Gate, l’immense place hexagonale que traverse de part en part l’avenue centrale, Raj Path, sorte de Mall washingtonien, pelouses et bassins compris, mais sans drapeaux et avec des plantes un peu déplumées.

Et le taxi fait halte devant l’hôtel. Une tour de béton clair et de verre, absolument lisse et propre (la galerie de boutiques abrite même la concession Rolls Royce de Delhi). Un chasseur de haute taille, à l’habit blanc et à la moustache fournie ouvre la porte devant moi avec un air déférent que je n’avais absolument pas encore rencontré dans ce pays. Dans le hall de marbre, une jeune femme en sari me salue en joignant les mains. En un clin d’œil, je prends ma clé à la réception et je prends l’ascenseur pour le 14e étage. La chambre est grande, avec un décor moderne, un coin-salon avec une assiette de fruits, du chocolat, du vin. La salle de bains est luxueuse, elle donne sur la chambre par une grande vitre. Et à mes pieds, les immeubles et les avenues de Delhi dans la brume de fin d’après-midi. Je pose mon sac à dos. Je me sens crasseux et poussiéreux dans ce décor tout neuf. Je m’affale sur le lit et je ris, je ris, sans pouvoir m’arrêter.

Les choses sérieuses, cependant, commencent. Demain mardi et jusqu’à vendredi ce sera la « conférence » annuelle d’ArcelorMittal. Le soir, je dîne au magnifique buffet indien de l’hôtel avec mon vieux complice Daniel Atlan et Dorothée Kohler, une collègue qui travaille dans le secteur des inox.

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